SQUARE DES EPITAPHES #3


Après sa discussion avec le père Daniel, Suzanne demanda à feu son époux de lui faire visiter les lieux.
« Lucie n'habite pas loin, c'est pratique. On pourra aller la voir, après ?
– Malheureusement, c'est impossible » lui répondit doucement Pierre.
« Pourquoi ?
– La règle veut que ce soient les vivants qui rendent visite aux morts, pas l'inverse.
– Qu'est-ce que ça signifie ?
– Que nous sommes cantonnés aux limites du cimetière. On raconte que si quelqu'un en sort, il ne peut plus revenir et disparaît à jamais...
– Vraiment ? Alors non seulement on est pas au Paradis mais, en plus, on est coincés ici ? C'est fort de café, ça ! »
Suzanne se tut un instant afin de digérer l'information.
« Est-ce que tu crois qu'elle va nous rendre visite régulièrement ? J'aimerais bien voir Chloé grandir.
– Et moi donc ! Elle a l'air tellement mignonne » reconnut Pierre qui n'avait jamais connu sa petite-fille de son vivant. « Parle-moi un peu d'elle : quel caractère a-t-elle ? A quoi est-ce qu'elle aime jouer ? Qu'est-ce qu'elle pense des photos sur lesquelles j'ai la moustache ? »
Suzanne ne se fit pas prier. Elle parla, parla encore, parla beaucoup. Après Chloé, elle évoqua Lucie, puis la famille, puis les amis, puis les connaissances, puis les voisins, etc. Que de nouvelles à raconter depuis leur séparation ! Elle semblait intarissable :
« Et Mathilde a eu trois enfants ! Incroyable, hein ? Mais tu la verrais, c'est une mère-poule, toujours à les couver ! Ses petits ne peuvent pas renifler sans qu'elle soit là pour les moucher. Une vraie castratrice ! Je ne sais pas comment son mari peut supporter une bonne femme pareille. C'est pourtant un homme charmant, lui : poli, souriant, qui dit toujours bonjour... Une fois il m'avait même aidée à porter les 8kg de rhubarbe que Francine m'avait gentiment donnés – depuis que Louis a eu son opération, il parait que ça lui donne des vents. Tu me diras, ça m'arrangeait bien, j'en avais plus pour mes clafoutis… »
Ils croisèrent un homme élégant, Michel, qui ôta son chapeau pour la saluer :
« Bonjour Suzanne. Bienvenue parmi nous.
– Merci Michel. Mes amitiés à votre dame. »
Tout en continuant leur chemin, Suzanne se pencha discrètement vers Pierre :
« Ça fait drôle de revoir tout le monde.
– Oui. Au final, c'est comme si rien n'avait changé, il faut seulement quelques jours pour s'habituer… Quand je suis arrivé, j'étais un peu déboussolé, j'avais du mal à...
– Le pire… » l'interrompit séchement Suzanne, « c'est la scène qu'elle nous a fait pendant la brocante, l'année dernière, quand elle a voulu racheter la vieille cocotte de Nicole… »
Tout en continuant à poser un pied devant l'autre, Pierre regardait sa femme avec stupéfaction : ne voulait-elle pas écouter son histoire, n'était-elle pas curieuse de connaître ses impressions, son expérience ? Ne voulait-elle également pas savoir comment il avait ressenti ces dix-sept années
«  Qui ça ?
– Qui quoi ?
– Qui a voulu racheter la cocotte  ?
– Mais… Mathilde bien sûr !
– Ah…
–  Je te parle d'elle depuis 10 minutes.
– Mathilde, donc, ne lui en proposait que 20€ alors que Nicole en demandait 25…
– 5€, c'est pas un drame… Surtout pendant une brocante... Quand j'avais voulu revendre ma perceuse, moi, j'avais dû consentir à n'en accepter que la moitié, sinon je...
– Tu le fais exprès ou quoi ?
– Non, j'essaie juste de t'expliq...
– On s'en moque comme de l'an 40, de ta perceuse.
– T'étais quand même bien contente qu'elle soit là quand il fallait accrocher tes foutus macramés…
– Qu'est-ce que tu marmonnes ?
– Rien...
– Je préfère… On parle quand même de la vieille cocotte de Nicole, là. Un peu de respect...
–  Et qu'est-ce qu'elle avait donc de si particulier, la vieille cocotte de Nicole ?
– C'était celle qu'elle avait reçue avec son trousseau, le jour de son mariage ! Celle dans laquelle elle avait cuisiné toutes ses soupes et tous ses pot-au-feu pendant plus de 40 ans !
– Et ?
– Et quoi ?
– C'est tout ?
– Tu t'attendais à autre chose ?
– Non… Pardon, tu as raison… Continue...
– Pfff... Voilà, c'est malin… J'ai perdu le fil... Où j'en étais ?
– La brocante...
– Ah oui ! Donc, je te disais que… »


Dans la soirée, Suzanne abandonna Pierre pour aller retrouver ses bonnes copines – Huguette, Monique et Françoise – qui étaient arrivées avant elle. Et comme au bon vieux temps, elles prirent grand plaisir à tenir de nouveau conciliabule et à commenter les potins :
« ... 25€ qu'elle la vendait. Une affaire ! Mais c'était encore trop cher pour elle. Vous vous rendez compte ? Une authentique Moulinex de 1973...
– Quel sans-gêne ! » s'offusqua Huguette.
« Si c'est pas malheureux, ça...» s'indigna Monique.
« Y'en a vraiment qui pètent plus haut que leur cul... » renchérit Françoise.
Elles hochèrent toutes les quatre gravement la tête en silence. Ce fut Monique qui, la première, osa changer de sujet :
« Au fait, comment vous le trouvez, Pierre, après toutes ces années  ? »
La mine de Suzanne s'assombrit, ce qui n'échappa pas à ses trois amies qui, toujours à l'affût d'un bon ragot, se rapprochèrent subrepticement.
« C'est toujours le même homme, finit-elle par chuchoter, mais j'ai l'impression que toutes ces années passées ici lui ont sérieusement ramolli le ciboulot. Je dois tout lui expliquer deux fois ! Et qu'est-ce qu'il est devenu bavard ! Il n'a pas arrêté de me couper, tout à l'heure ! Ça doit être de famille... Son père, à la fin, n'arrêtait pas de jacasser. Une fois qu'il avait commencé, fallait qu'il donne son avis sur tout : la politique, le tiercé, la météo, le prix de l'ess… »


A l'autre bout du cimetière, Pierre, lui, se confiait à Jean et Noël qui venaient de lui poser la même question :
« Suzanne ? Elle a pas changé. A peine arrivée, elle me sort déjà par les yeux. J'en peux plus… »
Jean posa une main sur l'épaule de son frère en guise de compassion. A titre personnel, il n'avait jamais pu sentir sa belle-sœur.
« Je me faisais pourtant une telle joie de la revoir. Qu'est-ce que j'ai pu être couillon… »
Un soupçon d'effroi s'empara soudain de lui. Réalisant la gravité de la situation, il s'enquit 
« Dites, les copains, c'est long comment, l'éternité  ? »



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