SQUARE DES EPITAPHES #4


La pluie venait juste de s'arrêter de tomber lorsqu'une Mercedes se gara sur le parking du petit cimetière de Saint-Philbert-du-Fouilloux. Une charmante quadragénaire, Lucie, en sortit en faisant bien attention d'éviter les flaques pour ne pas bousiller ses talons hauts qui lui avaient coûté les yeux de la tête. Elle se dépêcha ensuite d'ouvrir la portière pour libérer Chloé, sa fille de 3 ans qui avait déjà défait sa ceinture de sécurité.
– Tiens, ma chérie, prends ça, dit Lucie en lui confiant le bouquet de fleurs qui était posé sur la plage arrière.
Chloé obéit sans piper, la tête et l'esprit déjà tournés vers toutes ces croix qu'elle pouvait discerner derrière la grande grille de métal. Lucie la prit par la main tandis que, de l'autre, elle fouillait dans son sac Louis Vuitton à la recherche de son smartphone. Quatre appels en absence. Elle pressa aussitôt l'écran afin de composer le numéro de sa collaboratrice.
– C'est moi. Qu'est-ce qu'il y a ?
Tout occupée à sa conversation, Lucie ne sentit pas les petits doigts de sa fille serrer les siens un peu plus fort quand la vieille dame qui les précédait fit tourner la grille sur ses gonds dans un grincement sinistre.
– Qu'est-ce que j'y peux, moi, si le juge ne veut pas statuer tout de suite ? protesta Lucie en haussant la voix. J'ai suivi la procédure, maintenant il faut attendre... Non, impossible, il est borné, il n'acceptera jamais. Qu'est-ce qu'en dit la partie adverse ?
Pendant qu'elle écoutait la réponse, Lucie ne remarqua pas non plus les regards courroucés que lui jetait l'autre visiteuse en se ruant, à grandes enjambées, vers l'employé communal. Après quelques brèves paroles échangées, celui-ci acquiesça et posa sa brouette.
– Ok. C'est pas bon signe... Bon, je veux bien réexaminer le dossier une nouvelle fois mais je ne te promets rien. Je referai une demande jeudi matin à la premiè...
– Madame, s'il vous plaît... l'interrompit le gardien du cimetière en venant à sa rencontre.
– Quoi ? lui lança Lucie en le toisant de haut.
Elle se souvenait vaguement de l'avoir aperçu lors de l'enterrement. Un mec plutôt pas mal, bien bâti, mais qui mériterait une bonne coupe de cheveux.
– Votre téléphone...
Lucie tenta de l'amadouer avec ses yeux de biche mais Augustin n'était pas du genre à se laisser impressionner par les bourgeoises, aussi jolies étaient-elles. Il soutint son regard sans sourciller.
– Il faut que je te laisse, abdiqua finalement Lucie. On ne peut plus être tranquilles nulle part. Je te rappelle tout à l'heure.
Elle raccrocha. Augustin la remercia d'un léger signe de la tête et, avant de repartir vaquer à ses occupations, adressa un sourire gêné à Chloé, que la situation ne semblait pas surprendre. La petite fille lui retourna timidement la politesse puis suivit docilement sa mère à travers les allées jusqu'à la tombe de Pierre et de Suzanne Beautrelet.
– C'est là qu'elle habite, Mamie ?
– Oui, acquiesça Lucie dont la voix s'était un tantinet radoucie. Tu peux lui donner les fleurs.
Avec maladresse, Chloé essaya de faire rentrer le bouquet dans le vase. Lucie s'accroupit et posa précautionneusement son sac-à-main sur le bloc de marbre afin de lui venir en aide.
– Attends, voilà, c'est mieux, non ? Ne bouge pas, je reviens. Il faut que j'aille chercher de l'eau.
Lucie s'éloigna en direction du robinet qui était situé près de l'entrée, laissant derrière elle Chloé qui essayait toujours de comprendre comment ses grands-parents pouvaient bien vivre là-dessous. Il n'y avait même pas de fenêtre... Comme pour lui apporter une réponse, le téléphone se mit soudain à sonner. Chloé s'en empara et, ainsi qu'elle avait déjà vu sa mère le faire maintes fois, porta l'appareil à son oreille, sans décrocher.
– Allô Mamie, c'est toi ? demanda-elle le plus naturellement du monde. Pourquoi t'es partie sans me dire au-revoir ? Qui est-ce qui va me préparer mon gâteau d'anniversaire cette année ? Et comment tu fais pour lire ton journal, maintenant, s'il y a pas de lumière ? Allô ? Allô ? Parle plus fort, je t'entends pas...
– Chloé ! Donne-moi ça tout de suite ! rugit Lucie en se précipitant vers sa fille, manquant presque de renverser l'arrosoir. Ce n'est pas un jouet !
– Mamie m'a appelée ! se défendit l'enfant. Mais il doit y avoir un problème, ça marche pas...
Comprenant le malentendu, Lucie se radoucit.
– C'est normal, lui expliqua-t-elle avec malice, Mamie habite maintenant dans un endroit où il n'y a pas de réseau.
– Je peux plus lui parler ?
– Non.
– Plus jamais ?
Chloé réfléchit.
– Toi non plus, alors ? Mais c'est ta maman à toi ! Si ça capte pas, comment tu vas faire si t'as besoin d'elle ?
Ces paroles naïves, qui venaient du cœur, touchèrent celui de Lucie de plein fouet. En une fraction de seconde, sans prévenir, ce fut comme si un puits sans fond s'ouvrait sous ses pieds. Cela faisait des années que Suzanne et elle n'étaient plus très proches. Lucie avait toujours été attirée par les lumières et, dès que l'occasion lui avait été donnée de poursuivre ses études dans la grande ville, elle avait sauté dessus. L'obtention du Bac avec mention « Très Bien » avait sonné le glas de dix-huit ans d'éducation populaire dans un milieu rural et modeste. Elle avait obtenu une bourse pour intégrer une prestigieuse « Prépa » de la capitale et n'était dès lors plus revenue à la maison que pour les fêtes de fin d'année, période durant laquelle, prétextant une tonne de devoirs à faire, elle préférait s'enfermer dans sa chambre plutôt que de passer ses journées en compagnie de celle qui, malgré sa langue bien pendue et son caractère de cochon, avait pourtant toujours continué à lui apporter un indéfectible soutien. Puis, il y avait eu les stages, les examens, les copains, les voyages, la première plaidoirie, son mariage, la maison, la naissance de Chloé, la création de son cabinet, son divorce... Suzanne était fière de sa réussite. « Le travail compte avant tout, tu passeras me voir quand tu auras le temps, ne t'inquiète pas tout va bien, il y a le jardin pour m'occuper... » répétait-elle au téléphone sans jamais se plaindre. Jusqu'au jour où le facteur l'avait découverte inconsciente dans sa cuisine...
La mine triste, Chloé sortit de sa poche une feuille toute chiffonnée.
– Je lui avais fait un dessin.
Lucie déplia le papier en réprimant un sanglot tandis qu'un flot d'émotions la submergeait.
– Il est très beau, dit-elle en embrassant sa fille sur le front. Je suis sûre que Mamie va être contente. Mais si tu le laisses ici et qu'il pleut, il va être tout abîmé. J'ai une meilleure idée.
Lucie se força à sourire. Elle s'empara de son sac, prit tendrement Chloé dans ses bras et commença à marcher.
– On va où ?
– On rentre à la maison. Mamie n'a pas le téléphone, mais elle a peut-être Internet. On va essayer de lui envoyer un mail, d'accord ?



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