SQUARE DES EPITAPHES #2


Le père Daniel ne menait pas une mort facile.
Délicat en effet pour l'ancien curé de la paroisse de reposer en paix quand, chaque jour depuis son décès, il lui fallait cohabiter avec ses ouailles, toutes celles et ceux à qui, trente-cinq ans durant, il avait tant fait miroiter le Royaume des Cieux comme destination finale et qui, à leur grande déception, restaient au bout du compte coincés en salle d'embarquement.
Toutes les funérailles voyaient arriver un nouveau résidant et, avec lui, son lot de questions. Comme personne d'autre ne semblait aussi bien placé, charge revenait naturellement à l'ecclésiastique d'assurer le service après-vente. Les plaintes étaient nombreuses. Fort heureusement, l'au-delà existait bien, au moins ne pouvait-on pas lui enlever cela. Quant au reste, tout n'était qu'affaire de détails et... d'interprétation.
La venue de Suzanne, l'ancienne coiffeuse du village qui avait été élue miss Vendée en 1968, ne dérogea pas à la règle :
« Ce n'est pas juste, mon père ! » rouspétait-elle. « J'étais encore jeune, je venais juste de fêter mes 67 ans... J'avais encore toute la vie devant moi ! Et puis, d'abord, qu'est-ce que je fais ici ? Pourquoi je ne suis pas au Paradis ?
– Voyez-vous... » répondit Daniel en toussant pour s'éclaircir la voix, « les voies du Seigneur sont impénétr...
– J'ai pourtant été une bonne chrétienne !
– En effet, et je suis bien placé pour le savoir...
– Je suis allée à la messe tous les dimanches, j'ai toujours été généreuse pendant la quête, j'ai donné des cours de catéchisme à l'aumônerie...
– Et toutes ces bonnes actions vous honorent, ma fille...
– J'ai visité Lourdes trente-quatre fois, j'ai voyagé au Vatican pour voir le Pape, j'ai appris aux jeannettes à tricoter...
– Dieu vous le rendra au centuple, n'en doutez pas...
– Qu'attend-Il, alors ? Ils sont où, les petits anges ?
– Ici et partout...
– Je ne les vois pas !
– L'impatience vous aveugle. Calmez-vous un instant, je vous prie...
– Mais je suis parfaitement calme ! » aboya Suzanne. « C'est juste que je ne comprends pas ce que je fais encore ici ! Je l'ai méritée ma place au Septième Ciel, moi ! J'ai bien fait tout ce qu'on m'a dit. Et même plus encore !
– En êtes-vous sûre ? »
L'espace d'une seconde, le visage de Suzanne se figea.
« Qu'est-ce que vous voulez dire  ? » demanda-t-elle d'un ton suspicieux. « J'espère que vous essayez pas de m'embobiner, hein ? Parce que sinon, je vais… »
Le père Daniel, qui connaissait très bien les humeurs tumultueuses de Suzanne, mit son esprit en pilote automatique. Sous pression, elle était comme une cocotte-minute prête à exploser en emportant tout sur son passage.
Un vif désaccord les avait opposés en décembre 2007 à propos de l'achat de nouvelles guirlandes pour le traditionnel sapin de Noël. En tant que gardien du temple, Daniel avait été contraint d'y opposer son veto car cet investissement aurait englouti les maigres économies de l'église qui, à cause de la réparation récente de la toiture, avaient déjà fondu comme neige au soleil. Il avait tâché de raisonner Suzanne, en vain. Ulcérée de voir que tous les arbres des communes alentours étaient mieux décorés, celle-ci en avait fait une croisade personnelle. Elle avait remué ciel et terre et avait fini par lancer une pétition qui avait recueilli une cinquantaine de signatures, soit quasiment la totalité des paroissiens. Vox populi, vox Dei. Daniel n'avait eu d'autre choix que de s'incliner. Alors certes, le sapin avait retrouvé une fière allure mais le prêtre avait dû faire une croix sur l'installation d'un radiateur électrique dans la sacristie et cet épisode lui restait toujours en travers de la gorge. Il faut dire, à sa décharge, que les hivers à Saint-Philbert-du-Fouilloux sont particulièrement rigoureux...
« … j'étais miss, j'allais quand même pas devenir nonne ! »
Daniel laissa planer un ange. Puis, un peu sèchement afin de tenter de reprendre les rênes de la conversation, il demanda :
« Où sommes-nous ?
– Eh bien au cimetière, pardi ! » répondit Suzanne du tac-au-tac.
« Vous résonnez encore comme si vous étiez vivante. Mais ce n'est plus le cas, vous êtes passée dans l'autre monde. Réfléchissez : où pouvons-nous bien être ? 
– A Saint-Philbert-du-Fouilloux, notre village...
– Oui. Mais non. Ça, c'était avant. Désormais, nous sommes au...
– … au... ?
– … au purgatoire ! »
La mâchoire de Suzanne manqua de se décrocher.
« Hein ? Qu'est-ce que vous me chantez ?
– Cela ne vous semble-t-il pas évident ?
– C'est-à-dire que… » fit Suzanne en regardant autour d'elle avec un œil nouveau. « Maintenant que vous me le faites remarquer... Oui, en effet, ça y ressemble... Mais pourquoi ?
– Avant de vous présenter devant notre Créateur, il vous faut d'abord purifier votre âme.
– Mais je suis pure, moi !
– Je ne doute pas de votre sincérité. Mais n'avez-vous pas laissé derrière vous quelque chose d'inachevé ? »
Daniel ne pensait pas à mal – ça n'aurait pas été très chrétien – mais il ne put s'abstenir de pécher par orgueil et d'esquisser un léger sourire tandis que le doute s'insinuait dans l'esprit de son interlocutrice et que celle-ci perdait de sa superbe. Heureusement pour lui, chacun cachait toujours un petit quelque chose
« Combien de temps ça va durer ? » s'inquiéta soudain Suzanne.
« Tout dépendra de la gravité de votre faute. Mais vous avez maintenant toute l’Éternité devant vous pour y réfléchir et pour trouver une solution. »
Ils firent tous les deux quelques pas en silence lorsque, tout à coup, une évidence frappa Suzanne. Elle se tourna vers Daniel avec stupéfaction :
« Si moi je suis encore ici, pourquoi est-ce que vous êtes toujours là, vous ? Vous Lui avez consacré votre vie... Cela ne devrait-il pas vous garantir un accès direct au Paradis ?
– S'Il n'a pas jugé bon de me rappeler à Ses côtés, c'est que ma tâche ici bas n'est peut-être pas encore achevée » lui confia Daniel avec philosophie. « Mais assez parlé de moi. Soyez la bienvenue parmi nous, Suzanne et n'hésitez pas à venir me voir si vous en éprouvez le besoin. Maintenant, allez vite retrouver vos proches.
– Merci mon père. »
Elle s'éloigna un peu puis revint aussitôt sur ses pas, traversée par une pensée :
« Au fait, je suis désolée de vous avoir forcé la main pour le sapin. »
En disant cela, Suzanne avait fermé les yeux, espérant naïvement que cette confession tardive lui donnerait l'absolution ultime qui la ferait monter illico au Paradis. Bien entendu, il n'en fut rien.
« Ça doit être autre chose… Tant pis, au moins j'aurais essayé… »
Sur ce, Suzanne s'en alla, laissant derrière elle un curé agréablement surpris. Daniel n'avait pas osé le lui avouer mais, bien sûr que si, il avait dans un premier temps grandement été peiné de ne pas être monté directement au Ciel après avoir rendu son dernier souffle. Avait-il failli quelque part, lui aussi ?
Malgré cette déception, Daniel n'avait pas perdu la foi. Dieu ne l'avait pas oublié, il venait une nouvelle fois d'en avoir la preuve : avec les excuses sincères et spontanées de Suzanne, ce n'était rien de moins qu'un petit miracle qui venait de se produire à Saint-Philbert-du-Fouilloux.


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