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L’intervention de Damasen lui ayant laissé un goût amer dans la bouche, Acerbas fit l’impasse sur le dîner et s’enferma dans l’arrière-pièce de la salle du Conseil qui lui servait de cabinet de travail. Là, les mains derrière le dos, il contempla longuement la carte qui représentait l’Empire sur lequel il régnait depuis maintenant quatre décennies.
L’Atlantide était composée de deux grandes îles principales et d’un chapelet d’autres plus petites disposées tout autour, l’ensemble formant un archipel divisé en Dix Royaumes. Ainsi que l’avait voulu Poséidon, l’Atlantide fonctionnait comme un être vivant. Poséidopolis en était la tête, le centre névralgique : relayées par un immense réseau de communications terrestres, fluviales ou maritimes, toutes les informations y transitaient et, une fois par an, quand les Dix Rois venaient rendre compte à l’Empereur de la situation dans leurs Royaumes respectifs, celui-ci arbitrait les débats et prenait les décisions importantes. L’Atlantide avait également deux poumons, à savoir les régions agricoles et forestières de l’Amphérie et de la Diaprésie. Et l’Atlantide avait surtout un coeur, la chaîne de montagnes qui se trouvait entre la Gadinie et la Mestorie d'où l’on extrayait l’orichalque, le précieux métal qui lui conférait son opulence et sa puissance.
Prônant l’unité de l’Empire, Poséidon avait distribué à chacun de ses fils un territoire et la responsabilité d’en tirer le meilleur parti pour le bien de l’ensemble de leurs sujets. Quand Acerbas avait hérité du trône à l’âge de 23 ans, l’Empire était alors très malade. Affaibli par la vieillesse, son père avait en effet perdu toute autorité sur ses vassaux. Sans son arbitrage, les querelles avaient dégénéré en provocations, les provocations en menaces, les menaces en conflits. L’orichalque, déjà, était à l’origine de toutes les convoitises. Faisant fi d’une des plus importantes Lois de Poséidon – à savoir que toutes les ressources, toutes les matières premières, devaient être mutualisées et réparties équitablement entre tous les Royaumes et Poséidopolis – l’oncle de Damasen avait commencé à s’accaparer en cachette une partie du précieux métal extrait sur ses terres. Et lorsqu’il avait été prêt, il avait attaqué la Gadinie.
Pendant quatre longues années, l’Atlantide avait ainsi été déchirée par des guerres intestines qui l’avaient mise à feu et à sang et qui avaient fait des milliers de victimes. Alors tout juste monté sur le trône, Acerbas avait dû faire montre d’une incommensurable patience pour parvenir à réunir les Dix Rois autour d’une même table afin de tenter de ramener la paix. Malgré son statut, personne ne lui faisait confiance : sa jeunesse, son inexpérience, son refus immuable de prendre parti et d’engager les troupes impériales dans la bataille jouaient en sa défaveur. Acerbas parlait peu, c’était vrai, mais il savait écouter. Et après d'interminables discussions, à grands coups de compromis, il avait réussi l'impossible.
Il fut interrompu dans ses réflexions par Phostébor qui, un rouleau de parchemin à la main, traversait la pièce.
– Pardon, se pressa de dire celui-ci, visiblement gêné. Je ne voulais pas déranger l’Empereur. Je me retire...
Acerbas le retint :
– Attends Phostébor. Tout compte fait, il semblerait que l'Empire ait encore besoin de son Empereur. Que penses-tu de la requête de Damasen ?
Le Conseiller réfléchit quelques instants :
– Les cérémonies du solstice ne seraient-elles pas l’occasion idéale de faire enfin table rase du passé ?
– Certes, mais que fais-tu de la Huitième Loi ?
– Tu connais Damasen. Il a hérité d'une situation difficile qu'il vit depuis comme une injustice personnelle. Ce geste symbolique de ta part, qui plus est effectué lors des cérémonies du solstice, le calmerait et le ferait rentrer dans le rang tout en asseyant ton autorité.
Comme Acerbas demeurait silencieux, Phostébor poursuivit son raisonnement :
– Abréger n'est pas abroger. Afin de ne pas donner l'impression de transgresser les Lois, la levée de l'embargo pourrait ne pas être effective immédiatement…
Les arguments étaient pleins de bon sens, la proposition habile. Mais, si Acerbas avait réussi à réunifier l'Atlantide autour de sa personne, c'était justement parce qu'il s'était toujours interdit de prendre des décisions spontanées.
– Tes conseils me sont toujours d’un éclairage précieux. Je te remercie, Phostébor, dit-il en regagnant ses appartements privés.
Quand Acerbas eut quitté la pièce, Phostébor balaya à son tour la carte de l'Atlantide des yeux. Tout en s'arrêtant sur les frontières de la Mestorie, il ne put s'empêcher de sourire et de se féliciter : encore une fois, il était heureux de ne pas être passé par là totalement par hasard.
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