L'EMPIRE DES FILS DE POSÉIDON - CHAPITRE V.

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Posée sur un atoll du Royaume d’Elasipposa au large de la pointe la plus occidentale de l'Empire, au cœur d'une crique dont les contours étaient saupoudrés de sable blanc, la communauté était constituée d'une trentaine de petites huttes en bois construites sur pilotis et reliées entre elles par des passerelles au-dessus des flots cristallins.
Qu'elle fût douce – un ruisseau terminait sa course sur le rivage – ou salée, l'eau était partout omniprésente. Il n'était pas rare, d'ailleurs, que les enfants fussent capables de nager avant de savoir faire leurs premiers pas. Comme des générations avant eux, les garçonnets et les fillettes de ce peuple de la mer accompagnaient les adultes à la pêche pour apprendre le maniement des filets et les secrets de la plongée en apnée et, en plus de participer à toutes les tâches ménagères, aidaient leurs parents avec la confection de bijoux à base de nacre et de perles qui servaient ensuite de monnaie d'échange avec les communautés voisines contre de la viande et autres matières premières.
Cette vie simple et modeste, bien loin du rythme trépidant de Poséidopolis, n'était pas facile tous les jours. Même si la mer leur procurait en abondance poissons et coquillages, les conditions étaient précaires, le travail épuisant et, malgré le cadre idyllique, comme dans toutes les sociétés humaines, il y avait parfois des tensions, des conflits. De par sa position, Hopléus se devait alors d'intervenir : il écoutait, conseillait, essayait toujours de trouver une solution satisfaisante pour les deux parties mais n'hésitait pas non plus à sévir lorsque la situation l'exigeait. C'était un homme juste, aimé et respecté de tous.
Un grand feu avait été allumé sur la plage. Poéné lâcha la main de ses parents pour se précipiter en courant vers les festivités qui battaient déjà leur plein.
– Tu ne veux vraiment pas de béquilles ?
Magon, qui boitillait derrière sa mère, refusa vivement de la tête.
– Laisse-le donc un peu tranquille, chuchota Hopléus à l'oreille de sa femme. Je crois qu'il est important pour lui, ce soir, de marcher sur ses deux pieds. Regarde…
Deux silhouettes venaient à leur rencontre. Oubliant aussitôt la douleur, Magon bomba le torse et allongea le pas.
– Vous voilà enfin ! Méludine et moi nous apprêtions à venir vous chercher, s'exclama Tylos.
– Magon a fait la connaissance d’une drôle de sirène, expliqua Hopléus à son meilleur ami pour justifier leur retard.
Un peu gêné, Magon jeta un coup d’œil discret à Méludine que la vue du bandage avait fait frémir.
– Prends garde mon garçon, professa gravement Tylos. Les sirènes qui vivent sur la terre sont parfois plus dangereuses encore que celles qui nagent sous la mer… Ton père en sait quelque chose, haha ! ajouta-t-il malicieusement à l'attention d'Angénora dont les colères étaient célèbres. Venez, tout le monde vous attend !
Le petit groupe rejoignit le reste de la communauté. Une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants accueillirent leur archonte et sa famille avec de chaleureuses exclamations. Tandis qu'Hopléus et Angénora félicitaient un jeune couple qui venait d'avoir son premier bébé, Magon et Méludine s’approchèrent du brasier.
– C'est quoi cette histoire de sirène ? lui demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
– Rien de grave. Juste une petite morsure.
– Petite ? On dirait qu'on a essayé de t'arracher la moitié de la jambe…
– C'est plus impressionnant que ça n'en a l'air, tâcha de dédramatiser Magon tout en se gardant bien de montrer qu'il était ravi qu'elle s’inquiétât pour lui.
Jusqu’à tout récemment, tous deux avaient été inséparables. Ils étaient nés à quelques jours d'intervalle et, lorsque la mère de Méludine était décédée, c'était tout naturellement qu'Angénora avait pris la fillette sous son aile et s'en était occupée à chaque fois que Tylos, ravagé par le chagrin, en avait besoin. De fait, les deux adolescents avaient pratiquement été élevés comme frère et sœur. Ils avaient passé le plus clair de leurs journées ensemble et n'avaient eu, pendant longtemps, aucun secret l'un pour l'autre. Depuis quelques mois, pourtant, leur relation avait changé et Méludine s’était davantage rapprochée des autres filles de son âge, au grand désespoir de Magon qui se surprenait à avoir une boule au ventre quand elle était loin de lui et à sentir son cœur battre un peu plus fort les fois où, plus rarement désormais, elle daignait lui tenir compagnie.
Tout en s’emparant de la brochette de poisson qu’on lui offrait, il observa une nouvelle fois sa voisine à la dérobée, n’arrivant toujours pas à réaliser comment la fille unique de Tylos, qui avait toujours été aussi épaisse qu’une crevette, avait subitement pu se transformer en une aussi ravissante jeune femme aux formes élancées. Ses longs cheveux bouclés, dans lesquels elle avait glissé une jolie fleur d’hibiscus, descendaient en cascade jusqu'au milieu de ses épaules et adoucissaient joliment les contours de son visage, mettant ainsi en valeur ses traits fins et bien dessinés. Au-dessus de son petit nez retroussé, les prunelles de ses yeux lançaient des reflets mordorés. Elles étaient comme deux fenêtres ouvertes sur son âme, qu’elle avait belle et généreuse, dans lesquelles Magon ne pouvait s’empêcher de regarder, et de se perdre.
Il n’était pas le seul à avoir remarqué cette métamorphose. De nombreux garçons tournaient dorénavant autour de Méludine pour tenter de s’attirer ses faveurs et rien ne lui était plus pénible que de voir sa meilleure amie d’enfance rire à gorge déployée aux plaisanteries d’un autre. Serrant alors les poings, il lui fallait se faire violence pour ne pas corriger l’inconscient qui osait lui voler le premier rôle. Cantonné à celui de spectateur, combien de fois avait-il ainsi souffert en silence ? Mais Magon se vengeait ce soir de la plus belle des manières : alors qu’elle l’avait délaissé ces derniers temps, Méludine était spontanément venue à sa rencontre et c’était à côté de lui, et de lui seul, en cette nuit d'allégresse, qu’elle avait choisi de s’asseoir. Et à en juger par les regards noirs qu’on lui lançait, nombre de ses rivaux auraient rêvé d’être à sa place. 
Quand il eût terminé de saluer tout le monde, Hopléus vint se placer devant le feu :
– Mes amis ! Vous n’ignorez pas que le solstice coïncide cette année avec le trentième anniversaire de l’accession au trône d’Acerbas et, qu’à cette occasion, celui-ci m’a invité à venir assister aux festivités qui se tiendront bientôt à Poséidopolis. Je partirai donc demain pour la capitale, emportant avec moi toute l’expression de votre loyauté que, si l’occasion se présente, je ne manquerai pas de communiquer à l’Empereur. 
Il fit une pause pour reprendre son souffle et, ce faisant, repéra son fils parmi la foule.  Une idée germa aussitôt dans son esprit. 
– N’étant moi non plus de toute première jeunesse, je profite de cette soirée pour…
Magon perdit un instant le fil du discours car la main de Méludine venait de se poser sur la sienne. Son coeur s’arrêta d’abord, puis se mit à battre à toute vitesse quand il s’aperçut que ce n’était pas un accident : telles de petites chenilles, les doigts de sa Méludine se promenaient maintenant sur son poignet en faisant s’hérisser tous les poils de sa peau. Soudain, elle le pinça. 
–  Aïe!
Reprenant ses esprits, Magon s'apprêtait à lui rendre la monnaie de sa pièce quand il réalisa qu’un silence complet régnait, et que tout le monde le regardait. Son père s’était rapproché de lui : 
– Magon, acceptes-tu de venir avec moi à Poséidopolis ?
– Hein ? Quoi ? Je… Je…
L’adolescent n’en revenait pas. Avait-il bien entendu ? En l’espace d’un instant, deux de ses rêves les plus fous venaient de se réaliser... Méludine lui donna un coup de coude dans les côtes pour l’obliger à sortir de sa stupeur.
– Si la Communauté est d’accord, répondit-il finalement, ce sera bien sûr un immense honneur pour moi que de t’accompagner, père.
Le premier, Tylos leva sa coupe et lança :
– Qu’il en soit ainsi ! Vive Hopléus ! Vive Magon ! Vive Eson ! Et vive l’Empereur !
– Vive Hopléus ! Vive Magon ! Vive Eson ! Et vive l’Empereur ! répéta-t-on à l’unisson pour entériner cette décision.
Des applaudissements retentirent. Un vieil homme s’empara d’une conque et souffla à pleins poumons à l’intérieur. Quelqu’un d'autre commença à battre la mesure en tapant sur une carapace de tortue et, peu après, la voix d’une femme s’éleva mélodieusement dans les airs. Emportées par le rythme, plusieurs personnes se mirent à danser.
Magon, encore sous le coup de l’émotion, vint trouver Hopléus :
– Merci, père. Mais pourquoi ?
– L’heure est venue de te préparer à me succéder. A ton âge, moi aussi, je…
Poéné arriva alors en courant, interrompant la conversation.
– Magon ! Magon ! Viens avec nous !
Hopléus fit signe à son fils d’aller s’amuser. Ils auraient tout le temps de poursuivre cette discussion lors de leur voyage. Magon fit donc monter sa petite sœur sur ses épaules et, en clopinant, s’en alla rejoindre ses amis qui l'entourèrent pour le féliciter.
– Es-tu bien sûr de toi ? demanda Angénora.
– Non... Mais il sera plus en sécurité à Poséidopolis qu’ici et, par la même occasion, j’espère que cette expérience lui permettra de mûrir un peu. Moi aussi j’ai eu très peur ce matin, avoua-t-il en lui caressant le visage. Tu es d'accord ?
Même si la perspective de voir ses deux hommes partir loin d'elle pendant plusieurs semaines ne l'enchantait guère, Angénora réalisait que c'était là l’occasion idéale de tenir Magon éloigné de la mer pendant quelques temps. Elle approuva donc la décision d'Hopléus, tout en formulant néanmoins un souhait : 
– Quoiqu’il arrive, promets-moi de ne pas trop le presser. Sous ses allures de jeune homme, notre fils n’est encore qu’un petit garçon…


Le rideau noir de la nuit ne tarda pas à recouvrir complètement la plage. On rajouta du bois et le rythme de la musique monta crescendo, faisant virevolter les hommes et les flammes. A l’insu des autres, Magon et Méludine – dont les caresses avaient agi comme le meilleur des antalgiques – se cherchaient des yeux, s’adressaient des sourires, se frôlaient. Finalement quand Poéné, épuisée, alla se coucher, Méludine jugea que ce petit jeu avait assez duré et prenant Magon par le bras, elle l’emmena à l’abri des regards indiscrets. Ils escaladèrent les rochers qui protégeaient la baie et s’installèrent face à la mer. Timidement, un ange passa. Cette promiscuité, cette intimité, étaient nouvelles. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas retrouvés seuls tous les deux ? Après de longues secondes, ce fut Magon qui, cette fois-ci, prit l'initiative. 
– Tiens, c’est pour toi, dit-il en lui offrant une bourse en cuir.
Méludine, surprise, s’en empara et en fit rouler le contenu dans le creux de sa main.
– Oh, une perle ! Elle est magnifique ! Merci, c’est gentil...
Ce présent inattendu semblait vraiment la ravir. Elle hésita une seconde à lui donner un baiser sur la joue mais se contenta de poser sa tête sur son épaule. Afin de ne pas gâcher ce nouvel élan sentimental, Magon se garda bien de lui préciser que c'était cette petite boule de nacre qui avait failli lui coûter la vie, il avait juste eu le temps de ranger l’huître dans sa besace avant que la murène ne l’attaque. Quelle n’avait pas été sa surprise en l’ouvrant tout à l’heure de découvrir cette magnifique perle à l’intérieur ! Si ce n’était pas un signe du destin… 
Les longs cheveux de Méludine lui chatouillaient la joue mais, pour rien au monde, il ne les aurait repoussés. Elle sentait bon. Il ferma les yeux. Que devait-il faire ? Passer son bras autour de son cou ? L’embrasser ? Quel imbécile ! Lui qui avait tellement rêvé de ce moment était désormais incapable d’esquisser le moindre geste. 
– Poséidopolis… Il paraît que c'est incroyable là-bas ! Qu’Acerbas a enfin terminé la construction des trois Anneaux... Que le temple de Poséidon serait à lui tout seul plus grand que toute notre île... Que, grâce au Grand Canal, des centaines de navires accostent chaque jour, les cales pleines de trésors mystérieux et d'aliments exotiques tous plus succulents les uns que les autres ! Quelle chance tu as !
– C’est vrai, acquiesça Magon qui commençait tout juste à réaliser la portée de tout ce que cette opportunité inespérée impliquait. Mais je pars demain. Et il se peut que je sois absent pendant longtemps…
Sans se départir de son sourire, Méludine se mit debout et fit un pas en arrière afin de se placer dans la clarté bleutée de la lune : 
– Je sais, oui... C’est pour ça que nous devons pleinement profiter de cette nuit… murmura-t-elle, mutine, en faisant glisser la bretelle de sa robe.


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