L'EMPIRE DES FILS DE POSÉIDON - CHAPITRE IX.

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Les deux sources coulaient en abondance depuis les jardins du Temple de Poséidon, situé au sommet de la colline qui dominait la ville. Celle d’eau froide sortait des bouches de cinq hippocampes majestueux, qui ornaient une jolie fontaine de marbre blanc, avant d'être distribuée dans tout Poséidopolis pour étancher la soif des hommes, des plantes et des bêtes. Celle d’eau chaude, elle, jaillissait de terre à gros bouillons quelques mètres plus loin au milieu d'un bassin entouré de bougainvilliers. Ses vertus thérapeuthiques avaient très vite attiré l’attention des premiers médecins de Poséidopolis et, sur leur impulsion, des établissements thermaux furent ainsi construits dans tous les quartiers de la ville. Pendant les heures de forte influence, le plus grand d'entre eux pouvait accueillir 3000 visiteurs en même temps et bénéficiait de toutes les installations les plus modernes. Ainsi, outre les multiples bassins d’eau chaude, tiède ou froide, tous ornés de fresques finement décorées, il y avait une grande piscine en plein air, il était possible de se faire masser ou de pratiquer diverses activités sportives, comme la lutte ou l’athlétisme.
Acerbas s'y rendait quotidiennement en personne pour y faire ses ablutions. La présence de l'Empereur à leurs côtés remplissait d'aise les plus humbles de ses sujets qui, impressionnés, se contentaient généralement de le saluer de loin tandis qu'il s'entretenait avec les plus illustres philosophes, ingénieurs, astronomes ou artistes de la cité. Aujourd'hui, pourtant, Acerbas n'était pas d'humeur à la discussion. Malgré le long massage qu'il venait de recevoir, la douleur qui lui lançait le cou depuis la veille persistait. D'un signe, il demanda à ses trois gardes du corps de lui ménager un peu d'intimité et s'immergea dans un bain très chaud afin de tenter de détendre les muscles de sa nuque tout en sachant pertinemment que le mal était psychosomatique. 
Lorsqu'il avait enfin réussi à mettre un terme à la Grande Guerre, vingt-cinq ans plus tôt, Acerbas n'avait pas hésité un seul instant avant de jeter lui-même Cécrops, le Roi de Mestorie de l'époque, aux requins impériaux pour le punir d'avoir plongé l'Empire dans le chaos. La couronne était alors revenue à Ilissos, un cousin de Cécrops qui, pendant les combats, était toujours resté fidèle à l'Empire. Afin de ne pas laisser l'attaque envers la Gadinie impunie, Acerbas avait imposé à Ilissos un embargo interdisant à la Mestorie d'exploiter ses propres mines d'orichalque pendant une période de trente ans. A la mort d'Ilissos, trois ans plus tôt, c'était Damasen, son fils unique, qui lui avait succédé et qui devait dorénavant assumer devant les habitants de la Mestorie les conséquences d'une punition sévère qui ne le concernait absolument pas mais qui courait encore sur les deux prochaines années. 
Ainsi que le lui avait fait remarquer Phostébor la veille, l'anniversaire de son accession au trône n'était-il pas l'occasion idéale pour Acerbas de faire enfin table rase du passé ? Toutes les conditions étaient réunies - la symbolique des célébrations, l'embargo qui arrivait de toute manière bientôt à son terme - mais sans vraiment parvenir à s'en expliquer pourquoi, Acerbas hésitait toujours. Il lui faudrait pourtant, le soir même, donner une réponse à Damasen lors du banquet organisé en l'honneur des Dix Rois.
Acerbas en était plongé là dans ses réflexions quand un violent sentiment d'isolement l'envahit brusquement. Il était l'Empereur, personne d'autre en Atlantide n'était antant entouré que lui mais, depuis le décès de son épouse, il n'avait jamais eu l'impression d'être aussi seul. Certes, il avait Phostébor. Certes, il avait aussi Eson, Marsyas et Macarée. Certes il pouvait aussi, en un claquement de doigts, faire venir auprès de lui les esprits les plus brillants de Poséidopolis mais, aux yeux de toutes ces personnes, il n'en demeurait pas moins l'Empereur. Et à cause de son statut, personne ne lui parlait avec la même honnêteté qu'Angénora, c'est-à-dire sans se soucier le moins du monde de froisser son amour propre.
Sur sa droite, arriva alors un homme d'à peu près son âge qu'Acerbas avait déjà aperçu auparavant. Il se déplaçait avec difficulté, en s'appuyant régulièrement sur les murs et les colonnes des thermes pour reprendre son souffle. Acerbas l'observa passer devant son bassin, sans lui accorder le moindre regard, et se diriger jusqu'à un banc de pierre installé sous une tonnelle, un peu à l'écart des autres visiteurs. Acerbas ne tergiversa pas longtemps, la tentation était trop grande, l'occasion trop belle. Il sortit de l'eau, demanda à ses gardes du corps de rester en retrait et, une serviette autour de la taille, se dirigea lentement vers l'individu afin de ne pas l'effrayer.
– Je peux me joindre à toi, l'ami ? 
Pour toute réponse, l'homme hocha la tête et se décala un peu sur sa gauche. Acerbas s'assit à côté de lui en essayant de demeurer le plus naturel possible.
– Je t'ai déjà vu. Tu viens régulièrement ici, n'est-ce pas ? 
– Dès que j'en ai les moyens... Tu m'excuseras si, pour ma part, c'est la première fois que je te remarque.
Acerbas rit. Son voisin ne manquait manifestement pas d'esprit.
– Je m'appelle Avonogas. Et toi ?
– Ace… Asepos...
– Que fais-tu donc dans la vie quand tu ne viens pas prendre du bon temps aux thermes, Asepos ? 
Combien de fois Acerbas ne s'était-il pas posé cette question ? Si le destin ne l'avait pas fait s'assoir sur le trône de l'Atlantide, quelle vie aurait-il mené ? Il regarda ses mains qui n'avaient jamais touché un seul outil de leur vie.
– Je… Je construis des bateaux. J'ai un petit atelier près du Grand Canal.
– Voilà une bien belle manière de servir Poseidon. Si un jour tu cherches quelqu'un pour t'aider à couper du bois, tu sais désormais où me trouver.
Acerbas rit pour la seconde fois d'affilée, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Décidément, cet homme lui plaisait. 
– En parlant d'associé, comme tu m'as l'air d'être un homme sage, puis-je te demander un conseil ? 
– Je ne sais pas si je pourrai te répondre, mais je peux toujours t'écouter.
– Voilà, j'ai un problème. Mon voisin est aussi un constructeur de bateaux, nous avons jadis longtemps collaboré jusqu'à ce qu'un... différend nous éloigne, il y a quelques années de cela.
– Que s'est-il passé ? 
– Il... Il a contacté dans mon dos mon plus gros client en lui proposant une réduction non négligeable contre l'exclusivité de ses commandes. Fort heureusement pour moi, mon client était fidèle et m'a averti du mauvais tour que mon voisin essayait de me jouer. 
Acerbas réfléchit quant à la suite à donner à son histoire. L'improvisation n'avait jamais été son fort.
– J'ai bien sûr immédiatement arrêté de travailler avec lui. L'histoire s'est ébruitée, sa réputation en a pris un coup et, très vite, ses affaires ont commencé à péricliter. Ayant déjà de multiples dettes à droite et à gauche, comme personne ne voulait plus lui avancer de l'argent, mon voisin est un jour revenu me trouver pour me supplier de lui accorder un prêt qu'il s'engageait à me rembourser avec de généreux intérêts. Cet homme avait longtemps été mon ami et, même s'il m'avait trahi, je savais qu'il était un excellent artisan. J'ai donc accepté. Avec l'aide de son fils aîné, il s'est racheté une conduite, a redoublé d'efforts et a commencé à se sortir la tête de l'eau tout en me remboursant au fur et à mesure la somme qu'il me devait. 
Acerbas s'arrêta pour vérifier que l'homme l'écoutait toujours, ce qui était manifestement le cas puisque celui-ci hochait la tête tout  en fixant un point à l'horizon. Il reprit :
– Malheureusement, quelques mois plus tard, mon voisin est tombé gravement malade et c'est son fils qui a repris la relève. Celui-ci est justement venu me trouver hier pour me demander d'oublier le paiement des intérêts. Il considère en effet que son père a déjà suffisamment remboursé sa dette et il ne veut pas continuer se tuer à la tâche pour une promesse dont il n'est pas responsable. Voilà pour le contexte. D'un côté, mon coeur me dit d'oublier toute cette histoire, ma dette a effectivement été remboursée et mes affaires sont tellement florissantes que je n'ai pas besoin de ces intérêts. D'un autre...
– Si tu l'aides, quelle assurance as-tu que, à la première occasion, le fils de ton voisin ne te volera pas lui non plus tes clients ?
– Aucune. C'est un homme... colérique et imbu de sa personne en qui je n'ai aucune confiance. C'est surtout pour sa famille que j'ai de la peine, outre son père malade il a aussi une épouse et un enfant en bas âge à charge.
L'homme demeura longuement silencieux, puis dit : 
– Hmmm… Je n'ai pas besoin de mes yeux pour voir que tu es un homme bon et que le dilemme qui te ronge est sincère. Le problème n'est pas entre le fils de ton voisin et toi, mais entre le fils de ton voisin et ton voisin. C'est lui qui a choisi de contracter ce prêt en connaissance de cause, malgré le mauvais tour qu'il t'avait joué. Et tu as été bien bon d'accepter, à ta place je crois que je l'aurais volontiers envoyé se faire paître. Tu n'as rien à te reprocher : un contrat a été signé, le contrat doit maintenant être honoré. Si le fils de ton voisin a du mal à nourrir sa famille, c'est à lui et à lui seul de trouver une solution. C'est une question de principe. Que penses-tu que lui ferait, à ta place ? En lui faisant cette faveur, il perdra tout le respect et la considération qu'il a aujourd'hui pour toi en étant ton débiteur. De nombreuses personnes prennent malheureusement la générosité comme une forme de faiblesse.
Acerbas s'apprêtait à rétorquer quelque chose quand l'homme ajouta : 
– Les hommes sont insatiables. Quelqu'un qui a obtenu ce qu'il voulait en voudra toujours plus. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour lui.  En ne lui annulant pas son prêt, tu offres au fils de ton voisin une belle leçon d'humilité. S'il est aussi colérique et imbu de sa personne que tu le décris, une fois qu'il t'aura remboursé tout ce qu'il te doit, grâce à tous les efforts et les sacrifices que cela lui aura coûté, cet homme ressentira le sens du devoir accompli. Il en ressortira grandi et deviendra, peut-être, quelqu'un de meilleur.
Pour la première fois depuis qu'il était assis auprès de lui, Acerbas s'autorisa à regarder son voisin dans le blanc des yeux. Celui-ci venait enfin de mettre les mots justes sur ce qui le tracassait tant. Son intention, en effet, n'était pas de faire souffrir inutilement Damasen et tous les habitants de la Mestorie. Son but était de donner une leçon à son vassal, et par la même occasion aux autres Rois, afin d'éviter que l'histoire ne se répète. La générosité n'avait rien à voir là-dedans. Malheureusement, oui, les habitants de la Mestorie allaient encore souffrir pendant deux ans et son Damasen allait certainement en prendre ombrage mais, ce qui comptait avant tout, c'était que la parole de l'Empereur ne devait souffrir d'aucune contestation, d'aucun compromis, et que tout tentative de déstabilisation de l'Empire devait être sévèrement punie. C'était à ce prix que l'équilibre de l'Atlantide avait une chance de perdurer.
L'esprit désormais apaisé, Acerbas remercia l'homme pour son bon conseil et prit congé. Il lui tardait maintenant de regagner son palais pour rendre sa décision. Avant de quitter les thermes, l'Empereur n'oublia néanmoins pas d'en convoquer le directeur afin de lui ordonner, à partir de ce jour, de laisser entrer gratuitement et d'accorder les plus grands égards à l'aveugle avec lequel il venait de s'entretenir.

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