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Poussés par les vents, ils filaient à vive allure. Derrière eux, le petit atoll avait complètement disparu et le coeur de Magon se serra un peu plus quand il réalisa véritablement que, pour la première fois de sa vie, il ne dormirait pas cette nuit dans son hamac, entouré de sa mère et de sa soeur. Instinctivement, il serra de nouveau le collier de Méludine dans le creux de sa main.
A côté de lui, le regard fixé sur l'horizon, Hopléus manipulait avec dextérité les cordages qui permettaient de diriger la voile. Depuis leur départ, il n'avait pas consulté une seule fois la carte, sachant parfaitement dans quelle direction aller. Les cheveux défaits, la barbe broussailleuse, les muscles tendus, l'air concentré, Hopléus dégageait une assurance incroyable, il paraissait insubmersible. Magon était fier de faire ce voyage en sa compagnie.
– Merci...
– Pourquoi ?
– Nous savons tous les deux que ce n'est pas moi qui devrais me trouver à bord de ce bateau.
L'espace d'un court instant, le visage d'Hopleus se rembrunit mais il se reprit aussitôt :
– Ton frère se tient désormais aux côtés de Poséidon et, toi, tu te tiens auprès de moi. C'est ainsi, il ne faut surtout pas te sentir coupable. C'est toi mon successeur, maintenant, et je sais que tu sauras t'en montrer digne. D'ailleurs, c'est à ton tour de prendre la barre.
Ils échangèrent leurs places et demeurent silencieux pendant quelques minutes, tous deux se remémorant à sa façon Eridan, le premier fils d'Hopléus et d'Angénora, qu'une mystérieuse maladie avait emporté trois ans plus tôt. Magon s'efforça de se souvenir du visage de son frère aîné mais ses traits, malheureusement, s'effaçaient chaque jour un peu plus et, malgré ses efforts, il n'en conservait plus qu'une image indistincte. Ce qu'il ne pouvait oublier, par contre, c'était ce grand rire communicatif, reconnaissable entre mille, qui résonnait toujours dans ses oreilles aussi clairement que s'il l'avait entendu la veille.
– Combien de fois es-tu allé à Poséidopolis ?
– Je ne me souviens pas du nombre exact... Mais ma dernière visite remonte à loin, c'était juste avant la naissance de ta soeur. Je suis curieux de voir combien la ville a changé. Acerbas est un bâtisseur, il a sans doute lancé de nombreux autres chantiers.
– Tu crois qu'on aura la chance de le rencontrer ?
– Je ne peux pas te le promettre à coup sûr car c'est un homme très occupé mais, si tout se déroule normalement, je dirais qu'il y a de fortes chances, oui.
– J'ai hâte de le voir, même de loin. Quelle vie passionnante il doit avoir !
Hopléus sourit, heureux de voir que, passées les premières minutes de tristesse, son fils se laissait peu à peu gagner par l'excitation. Lui aussi était heureux de faire ce voyage en sa compagnie. Ces prochaines semaines allaient les rapprocher, les souder comme jamais. Hopléus avait toujours envisagé ce périple en solitaire mais l'accident avec la murène lui avait ouvert les yeux. Et au final, peut-être était-ce mieux ainsi : il y avait des secrets que Magon était dorénavant en âge d'apprendre, et de comprendre.
Hopléus observa le soleil puis rectifia un peu la position des mains de son fils afin garder le bon cap :
– Chacun mène la vie qu'il doit mener. Ton existence n'est certes en aucun cas comparable avec celle de l'Empereur mais cela ne signifie pas qu'elle en a pour autant moins de valeur. Je suis persuadé que, de temps en temps, l'Empereur aimerait volontiers échanger sa vie contre la tienne...
Magon éclata de rire. Son père était de loin l'homme le plus intelligent qu'il connaissait mais cela ne l'empêchait pas, parfois, de dire d'énormes bêtises :
– Haha ! Il vit dans le plus beau des palais dans la plus belle de toutes les villes ! Il est le plus puissant des hommes, l'héritier de Poséidon ! Pourquoi donc Acerbas voudrait-il abandonner tout ça pour prendre ma place, lui qui a tout et moi qui n'ait rien ?
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